Culture(s): Quand l'ordre devient "propre"
Un jardin naturel
Quand je pense aux crises écologiques je vois de multiples comportements irresponsables: l'achat impulsif de produits inutiles et de mauvaise qualité, l'utilisation systématique d'une voiture, l'artificialisation des sols, l'importation de matériaux asiatiques, l'utilisation de plastique, de produits chimiques, l'absence de recyclage, la surproduction de déchets, etc.
Afin de limiter mon impact, quand j'ai du aménager mon (micro-)jardin, j'ai refusé ces barrières en bambou, ces fontaines/nichoirs/statues ridicules et ce genre de superflu vendu en jardinerie. J'ai coupé les thuyas pour remplacer par un noisetier local, j'ai laisser ramper le lierre pour qu'il recouvre la terrasse trop minérale, j'ai fait quelques séparations tordues avec des branches et une pile de bois pour la diversité. Trois ans plus tard, le bilan est positif, l'herbe, les fleurs, les plants, poussent sans ordre et j'attends avec joie de voir fleurir les pissenlits. J'ai opté pour m'approcher du naturel, mais étrangement ce n'est pas cet adjectif qui a été retenu par autrui.
Pour le voisinage, ce jardin n'en est pas un, c'est une friche. Des trois coté, un gazon tondu toutes les deux semaines, un arrosage automatique pour l'un, pour l'autre une serre et des tulipes bien alignés dans l'axe du SUV. Des haies taillées carrées, des bordures en pierre taillées, des plantes de l'autre bout du monde et, souvent dans le quartier, des services de jardinier qui viennent s'occuper de tout ça. Un de mes parents veut couper le lierre, les arbres, tondre l'herbe, mettre une haie de laurier, une table et une ombrelle, bref, l'envie d'un jardin "en ordre" comme les voisins.
Le coût de la "propreté"
En ordre, tel qu'un jardin devrait être, je l'ai souvent entendu. Maintenant qu'on sait que la beauté est subjective, on ne peut pas dire "un beau jardin". Pour inciter à respecter les vieilles conventions, on distingue les jardins "en ordre" et "en désordre". Mais "en ordre" est un qualificatif pas assez fort dans la conversation ou un peu trop autoritaire. Pour avoir plus d'impact, la société a retenu le terme de propre. Le jardin en ordre est devenu un jardin propre. Il faut aligner, tailler, séparer, trier, ratisser, ne rien laisser traîner pour que ça soit propre. L'homme aurait la prétention de pouvoir nettoyer la nature ?
Cette propreté, mélange de beauté (goût personnel) et d'ordre (convention sociale) est surtout un symbole de classe: le jardin doit refléter l'apparence de notre vie, être aussi fleuri que l'est notre réussite personnelle, ordonné et bien tracé comme notre avenir. Tout comme les belles lignes des voitures sportives, il doit donner envie, se distinguer, non pas sur le fond, mais sur la forme. Il doit s'éloigner autant que possible de la classe agricole où la principale vocation productrice du jardin ne laisse que peu de place à l’esthétique. Ces jardins là n'existent pas pour produire, ni pour que les enfants jouent, ils sont une marque de prestige.
Alors qu'est ce que cette beauté, cet ordre, cette propreté coûte à la nature ?
Un gazon, avec ses racines trop courte, sèche et doit être arrosé pour ne pas jaunir. C'est une surconsommation d'eau, le gazon est le symbole passé d'un monde au ressources inépuisables. Le chiendent a des racines profondes et fourni, grâce à ses longues feuilles, de l'ombre et la condensation de la rosée en été. Cette plante est devenu la référence des "mauvaises herbes" (avec la ronce et l'ortie), probablement à cause de ses très longues racines. Mais il suffit de déterrer un plant pour remarquer la vie qu’héberge ses longues racines, les fourmis et vers de terre n'estime pas cette espèce comme mauvaise. D'ailleurs c'est l'herbe de base pour l'alimentation d'élevage.
La coupe permanente de l'herbe empêche de nombreuses espèces de se protèger des prédateurs, par exemple le hérisson, mais aussi de nombreux insectes qui utilisent les hautes herbes pour prendre leur envol, car plus la faune volante s'approche du sol plus elle craint pour sa sécurité. En fauchant et en ratissant l'herbe pour la jeter on empêche certaines espèces et on laisse le chemin libre à d'autre: les limaces et les escargots, habituellement les victimes du hérisson, les pucerons habituellement le repas des coccinelles.
Le pissenlit est une plante mellifère précoce, poussant partout, comestible mais on va lui préférer la tulipe, les roses, moins communes et plus raffinée (mais moins bénéfiques à la nature). On aime pas avoir ce que tout le monde peut avoir et on fait fonctionner le système économique pour implanter et maintenir (avec des engrais spécifiques) des plantes inadaptées à notre sol. Le rosier a tellement été breveté, qu'il incarne à mes yeux la plante qui s'oppose le plus au domaine publique et qui reflète cette distinction de classe basée sur l'apparence.
Le lierre a une mauvaise réputation pourtant il n'est pas un parasite, il protège le tronc des arbres (et ne les étouffe pas comme le prétend la croyance). Pour certaines personne il est la matière première à de la lessive et ses tiges font de bonnes attaches pour remplacer la ficelle. Avec l'obscurité permanente et le micro-climat humide qu'il fournit, il permet à de nombreuses espèces de vivre (animales et végétales, mousses, lichen). Comme beaucoup de plantes, il est rejeté à causes de faux préjugés, qui arrangent bien les jardineries pour nous vendre des alternatives plus jolies (et plus rentables pour le commerce).
Les plantes étrangères sont rarement appréciées par les insectes locaux, en plus de risquer de ramener des maladies ou des insectes ravageurs. Le thuya par exemple, apprécié pour être toujours vert (même en hiver) contrairement au noisetier, va repousser les insectes donc les oiseaux. Ses brindilles ne servirons pas à faire des nids, d'ailleurs ses branches et feuilles se décomposent très mal dans le sol (en plus de l'acidifier): il doit donc être mené en déchetterie, et produit inutilement des déchets (C02 pour le transport et la destruction).
Il est question de repenser ce qui est un déchet, car si l'herbe morte nécessite de finir en déchetterie en passant par le coffre du SUV, c'est un souci. Ce qui est un déchet pour l'un est une matière première pour l'autre. L'herbe fauché sèche, se casse, devient un matériau de construction pour la nature, ou le repas de la micro-faune.
Comment en est on arrivé là ?
Quand on veut montrer qu'on a réussi, à coté de la belle voiture, il vous faut un beau jardin: des roses brevetés, des plantes que personne d'autre ne possède, des produits plastiques, voir électroniques, fabriqués en Chine qui vont s'allumer quand on passe devant.
Mais vu que ce beau jardin c'est du travail, et que la terre c'est sale, on fait appelle à des jardiniers. On veut avoir les choses, mais sans en assumer le travail inhérent, alors on délègue et on affiche son prétendu contrôle de la nature alors qu'on ne connaît même pas le cycle de l'azote. Toutes ces apparences ne servent qu'à asservir l'orgueil prétentieux de personnes souhaitant exhiber indécemment leur richesse aux yeux d'autrui. Que ces personnes en soient conscientes ou non ne changent rien, elles perpétuent sans se poser de question un comportement irréfléchi à l'heure du plus grand défi de l'humanité.
En fait tout est une question de jugement.
Derrière de faux-préjugés sur les plantes (mauvaises, invasives) on se permet d'en valoriser certaines, des les sortir de l'utilité que leur a donné la nature pour en tirer une "notoriété" que leur donne la culture occidentale (la société). On oublie la biodiversité pour se concentrer sur le regard des autres humain, uniquement les humains.
Il s'agit de classifier ce qui est bon et ce qui ne l'est pas, d'ailleurs, laisser ce qui n'est "pas bon" vous propulse directement dans la case de "sauvage" ou "écolo-bobo". Quand le jardin a des mauvaises herbes, alors le jardinier sera jugé comme "mauvais", car dans cette vision du culte de l'apparence, un comportement à l'encontre des conventions sociales doit être sanctionné par un jugement, des critiques et un mépris hautain.
La personne un peu curieuse va laisser pousser les plantes naturellement: pour mieux les étudier, les observer, comprendre leur symbioses, leur affinités de sol ou de voisinage, de percevoir comment le reste de la nature, le règne animal, se comporte. Cette personne curieuse sera vu comme un "mauvais" voisinage, parce que l’expérience n'a pas sa place dans ce monde borné par une esthétique aberrante.
Je parle du chiendent, car venant du monde rural/agricole, je connais cette variété. La société se moque de cette classification, du nom des choses, elle veut juste connaître le comportement à appliquer: on conserve ou on arrache. En effaçant le nom des plantes pour les remplacer par cette catégorisation on assiste à la destruction de la diversité par l'oubli: sans nom, on ne peut plus connaître les propriétés et les intérêts de la plante pour qu'elle reste à jamais dans sa case de "mauvaise". Oublier le nom pour qu'on ne la reconnaisse plus quand quelqu'un en parle: on invisibilise ce qui nous dérange. Il est très fréquent dans les société humaines, de supprimer les attributs propres de quelqu'un pour le réduire à un rôle ou un statut: l'armée parle avec des grades, les demandeurs d'emplois et prisonniers sont réduits administrativement à des matricules.
Cette vision manichéenne des plantes (bon/mauvais), qui fini par induire une distinction entre "bon" et mauvais jardinier, nuit à l'étude et à la compréhension de ce qui nous entoure. Elle révèle l'absence de tolérance et les préjugés, qui noient déjà le débat public, la politique et les comportements humains. Avoir un jardin doit être simple, on ne doit pas s'embêter à devoir connaître ni comprendre, on retrouve cette idée dans tout ce qui nous est vendu (téléphones, soin du corps, alimentation...).
Avec cette échelle de valeur, purement humaine, avec au sommet le rosier et tout en bas la ronce, le capitalisme vient vendre ses modes, ses produits polluants et ses services. Ce n'est plus votre jardin, c'est le sien et au passage il sème dans l'esprit ces quelques fondements de ce qui est "bon" et qui "mérite" être "chez vous".
Avant le jardin, le corps
Je m'interroge souvent sur le détournement de l'usage des mots. Quand, en 2017, je rencontre le milieu féministe, les premières revendications concernent la pilosité. Le poil sur une femme, selon la société, c'est sale. Ce poil a une utilité pour le corps mais seul les hommes peuvent en profiter.
Je ferait l'impasse sur comment le poil est passé de pas-beau, à pas-propre (sans passer par la case "pas-en-ordre" du lierre), pour moi, il s'opposait à la notion de docilité que le patriarcat a imposé aux femmes, et qu'une femme ne devait pas négliger d'être belle pour autrui, donc hop hop hop création d'une nouvelle "mode". Au passage je n'utilise pas la formule "prendre soin d'elle", car le rasage n'est pas un soin personnel au vu des injonctions. Cette formule détourne un devoir en un moment de plaisir et de bien-être et c'est une manipulation linguistique.
Le corps des femmes doit être propre, ni poils, ni cicatrices, ni cernes, rien jusque dans ses formes globales ne doit heurter la cohérence esthétique, alors on cache, on maquille, on recouvre de crèmes ou on passe sur une table de chirurgie. Le soin de l'apparence, s'est étrangement mêlé à l'univers du soin médical, entre l'usage des mots "chirurgie esthétique" et la vente de produit de beauté en "para-pharmacie". Comme si ces désagréments esthétiques devaient mériter le même parcours de traitement qu'une maladie.
L'idée que le corps d'une femme nue doit être aussi épurée et fascinant qu'un produit Apple, ça vient d'une vision d'objectification: transformer le corps pour qu'il réponde à des critères esthétiques donné par une société. Et cette pression qu'on donne envers les femmes les contraints dans leur vie de tous les jours, ces soins coûtent du temps et de l'argent, en cas d'oubli elles ne peuvent dévoiler ce corps sans des regards critiques. Pour des critères physiques on attaque le mental des femmes, leur confiance en elle, pour ne pas avoir de concurrence sur le plan social/professionnel sûrement. Bref une forme de contrôle du corps féminin par le jugement du regard masculin, avec au passage tout un système commercial bénéfique à une majorité d'hommes (publicitaire, actionnaire, chercheur, investisseur, patron) qui vont vendre des produits de beauté souvent toxiques.
Enfin, si des femmes modernes l'assument parfois, à l'adolescence, cette vision de la beauté pousse toujours à des comportements de harcèlement, de désordre nutritionnels et troubles psychiques allant jusqu'au suicide. Ainsi, à titre personnel, je remet en cause sans scrupules la définition de "beauté", ses critères, ses normes, ses injonctions, parce que j'en connais ses conséquences. Ce n'est pas un standard qu'il faut ignorer, c'est devenu une oppression permanente, sexiste, qui va au delà de la simple critique. D'ailleurs ce comportement cache l'idée qu'une certaine part de la population y trouve un intérêt. L'homme qui dicte ces codes, au travers des arts (cinéma) et des médias (publicité) le fait pour une raison particulière: maintenir un contrôle sur ce qui l'entoure. On ne peut laisser les choses ainsi.
Conclusion
Tout comme le contrôle du corps des femmes, l'homme veut affirmer son contrôle sur la nature, un Louis XIV propulsé au XXIème siècle, montrer au monde son pouvoir de domination sur son environnement: c'est lui qui fixe les règles (enfin qui reproduit les règles) et il se nourrit du regard envieux des autres. AU milieu de cette vision bornée, il y a l'égoïsme de faire sans se soucier des conséquences.
Nos jardins doivent donc replacer le vivant au centre, remettre en question les comportements hérités de Versailles des siècles plus tôt. Il n'est plus question de savoir ce qu'on veut dans notre jardin, il est question de savoir ce qu'il faut y avoir et ne pas y avoir pour limiter les dégâts. Il faut penser au delà de nos envies, qui au final ne sont pas nos envies, mais les injonctions du monde commercial. Il faut apprendre à se libérer de tout ça comme le font les mouvements féministes. Si on ne voit plus la beauté dans le désordre naturel, dans quelque chose que l'on a pas acheté, alors on est juste devenu une cible commerciale.
Enfin il est question d'abandonner ce besoin permanent d'ordre et le contrôle eugéniste qu'on applique sur les plantes (et les comportements alternatifs) pour ne pas voir cette pensée s'étendre à nouveau sur les personnes. Nous avons besoin de lâcher un peu le contrôle, d'accepter d'avoir aussi des pissenlits, de tolérer quelques chiendents. Après tout ne pouvons pas trouver de la beautés dans ces choses ? Est-ce que la vie en elle même de ces plantes n'est pas plus intéressante que la couleur éphémère de quelques fleurs.
Et un jour peut être, vous verrez au milieu de ces ex-"mauvaises herbes" désormais tolérées, un Paon-du-jour. Un papillon dont la chenille se nourrie presque exclusivement d'orties, une espèce végétale "clé de voûte écologique" de plus en plus absente des jardins. Ce bref moment sera une plus belle réussite que n'importe quel rosier. Vous aurez changé de regard sur les choses, plutôt que de poursuivre le désir de beauté venant du commerce des fous.
Mars 2025